Un regard plein de beauté.

Je ne l'avais pas vue. Enfin, pas vraiment. J'avais pris place à côté d'elle sur le banc, sur le quai, sans lui prêter attention. J'ai jeté un regard sur Lana : bien installée dans son cosy, elle était en train d'essayer d'attraper le hochet posé sur son ventre, avec ses pieds. Normal. Puis l'heure : j'avais 10 minutes d'avance. Pour une fois que j'étais en avance. Au moins, il faisait beau et cette chaleur sur les joues était loin d'être désagréable.

Je ne l'avais pas vue. Mais j'ai remarqué la poussette à côté d'elle. Elle était arrêtée à l'envers, je ne voyais pas le bébé dedans, je ne savais même pas s'il y en avait un. Je me suis demandée si elle était la maman; ou si le parent avait laissé la poussette là le temps de valider son ticket. Mais personne d'autre à part nous trois, ou nous quatre, sur le quai, et personne n'est sorti de la gare. 

Je l'ai regardée du coin de l’œil et je l'ai surprise à fixer mon Bébé. Je ne sais pas depuis combien de temps elle la regardait. Ses yeux laissaient entrevoir un mélange surprenant de douceur et de tristesse. Etrange sensation qui m'a fait un pic au cœur. Je l'ai regardée regarder mon Bébé. Lana était toujours aussi occupée, le hochet coincé entre ses orteils.

Elle a tourné la tête, et je ne savais plus où me mettre. Elle m'a simplement dit : "Elle est vraiment très belle." Mes yeux ont certainement dû briller à ce moment-là. Oui, ma fille est belle. Je lui ai simplement répondu : "Merci pour elle." Elle a de nouveau tourné son regard vers Lana, l'a regardée, silencieuse, pendant 2 ou 3 minutes, peut-être plus, je ne sais pas. Son attitude était bien différente de bon nombre d'inconnus : elle n'a pas cherché à attirer l'attention de mon Bébé, n'a pas cherché à s'en approcher, ne lui a pas parlé et ne lui a même pas souri. Elle l'a juste regardée.

Elle a de nouveau tourné la tête, et je ne sais pas trop pourquoi, je lui ai souri. Peut-être attendais-je une réaction de sa part, un sourire en retour. Elle n'a pas souri. Elle m'a dit : "Vous avez beaucoup de chance." Etrangement, je me suis sentie gênée. Qu'est-ce que je pouvais répondre à ça ? Merci ? Ca me semblait un peu idiot... J'ai un peu hésité, j'ai certainement bafouillé et j'ai tenté de sortir un : "Oui j'ai de la chance ! Elle est la plus belle à mes yeux de toute façon." Finalement, il s'est avéré que ma réponse était tout aussi idiote qu'un Merci...

Elle m'a fixée à mon tour. Je me suis sentie dévisagée, comme si elle cherchait en moi ce qui avait fait de ma Crapouille un beau bébé. J'ai soutenu son regard. Et je l'ai dévisagée à mon tour. Elle devait avoir une trentaine d'année, peut-être 35 ans, mais avait l'air très fatiguée. Elle était blonde, aux yeux clairs, plutôt jolie, mais d'une beauté passée et effacée. Elle m'a demandé : "Elle a quel âge ?" Je lui ai répondu aussitôt : "6 mois." Elle a lâché un : "Ah, elle fait plus grande !" et a posé sa main sur la poussette posée à côté d'elle.

La poussette à l'envers. Je l'avais oubliée. Mais il ne faisait plus de doute qu'elle lui appartenait. Depuis le début, aucun son n'en était parvenu, aucun bras de bébé n'a dépassé au-dessus ou sur les côtés, rien ne montrait la présence d'un petit bout. Elle a semblé hésiter et m'a dit : "Vous savez... Je n'ai pas cette chance..." Elle s'est arrêtée, mais je l'ai laissée continuer. Est-ce que je ne savais pas où elle voulait en venir, ou est-ce que je ne voulais pas le savoir... ? "Mon bébé... Ma fille n'est pas belle..." Et comme pour appuyer ses propos hésitants, elle a donné un coup de poignet pour tourner la poussette face à nous.

Elle me fixait toujours, elle n'a pas jeté un œil sur sa fille. La puce, sagement installée dans sa poussette, avait la tête baissée. Ses cheveux dessinaient des petites boucles brunes, encore un peu espacées. Vu sa taille, elle devait avoir un peu plus d'un an, pas bien loin. Elle a levé les yeux timidement. Son visage était un peu déformé, l'une de ses oreilles n'était pas entière, ses yeux n'étaient pas alignés.

Je ne savais pas quoi répondre à sa maman. Certaines personnes auraient trouvé cette petite demoiselle fort jolie, sincèrement, "Mais si, elle est magnifique votre petite !". D'autres auraient menti, pour le bien de la Maman : "Arrêtez, elle est jolie comme tout !". Et moi, peut-être est-ce mal, j'ai fait comme si je n'avais pas entendu sa dernière phrase, je me suis agenouillée pour me retrouver à la hauteur de la petite demoiselle et je lui ai dit : "Bonjour Toi !" Elle a planté ses yeux dans les miens, et a souri. Non, selon les critères physiques de notre société, elle n'était pas jolie. Mais il y avait cette petite étincelle dans son regard... Elle a agité ses mains, comme si elle voulait m'attraper... Et le train est arrivé.

La Maman s'est levée, attrapant dans un grand soupir les poignets de sa poussette. Je me suis relevée et j'ai attrapé la mienne. Je lui ai dit : "Bonne journée !". Je n'ai pas eu de réponse. Elle est partie de son côté, je suis partie du mien.

A Toi la Maman que j'ai certainement blessée, à Toi la Maman que je n'ai pas su aider, je suis désolée... Avec le recul, je ne sais toujours pas comment j'aurais dû me comporter. J'espère qu'un jour, tu apercevras cette petite étincelle. J'espère qu'un jour tu réussiras à regarder ta fille avec beauté...